Retour à Killybegs est un grand, un très grand roman.
Bâti sur un procédé narratif classique, il retrace l’histoire d’un homme qui, à plus de 80 ans, revient sur les terres de son enfance et considère sa vie. L’histoire d’un homme, Tyrone Meehan, activiste catholique irlandais, ancien leader de l’Armée républicaine et considéré par ses frères comme un véritable héros à la suite de plusieurs actes déterminants. L’histoire d’un homme, chef de file engagé dans le combat armé et ancien prisonnier politique, monté au rang d’honneur, incarnant la lutte pour la liberté irlandaise. L’histoire d’un homme qui, en conséquence d’une série de malentendus et embourbé dans le mensonge pendant plus de 20 ans, a trompé ses semblables. L’histoire d’un traître.
Retour à Killybegs nous plonge en plein cœur d’un conflit complexe qui a marqué le monde occidental contemporain par son intense violence, suspendu par des accords de paix sur lesquels, il n’y a pas si longtemps, l’encre des signatures luisait encore, un combat dont les enjeux prégnants déchirent toujours des hommes à l’heure où j’écris ces mots.
Plus que cela, Sorj Chalandon y met en exergue des questionnements au bout du compte intemporels et à la teneur universelle. À commencer par le curieux paradoxe qui peut résider entre une collectivité et l’individu qui en est membre, l’antagonisme qui tiraille l’homme engagé au cœur du combat meurtrier pour la reconnaissance du peuple dont il demeure l’un des fers de lance, et qui choisit finalement de sauver son individualité en pactisant avec l’ennemi de son clan ; poussant à nous demander si l’engagement identitaire en faveur d’un groupe ne constitue pas en définitive un acte purement individualiste.
Amèrement répudié par les siens, tiraillé entre remords et vain déni, torturé par la culpabilité et la peur de vengeance, le vieil homme dépérit dans la masure de son père au cœur d’un village perdu où tout le monde l’a reconnu. La communauté est-elle capable de comprendre les mobiles de la traitrise ; mieux, de les accepter ? Peut-on aimer un traitre ? N’est-ce pas choir soi-même dans l’ignoble pacte avec l’ennemi que de ne pas se détourner du faux-frère ? Comment réhabiliter les idéaux d’un peuple dont l’un des symboles publics n’est finalement qu’un félon ? Pour la communauté, l’existence de cet homme n’est tout bonnement pas tenable car il constitue la négation d’elle-même ; et c’est pourquoi, sans surprise, la mort du traitre, même tardive, demeurera la seule échappatoire. Ensuite seulement, le groupe pourra parler à sa place – l’étouffer – et renaître.
« Maintenant que tout est découvert, il vont parler à ma place. L’IRA, les Britanniques, ma famille, mes proches, des journalistes que je n’ai jamais rencontrés. Certains oseront vous expliquer pourquoi et comment j’en suis venu à trahir. »
Retour à Killybegs de Sorj Chalandon est un roman syncopé à l’écriture épurée, un récit fort, profondément humain.
© Grasset, 2011; © Le Livre de Poche, 2012.