Le jour du chien • Caroline Lamarche

Si, depuis leur création dans les années 40, les Éditions de Minuit se dressent en grandes défenseuses d’une littérature de l’intime – profonde, souvent exigeante, parfois hermétique –, il me semble que Le Jour du chien de l’écrivaine belge Caroline Lamarche incarne fort justement la ligne de la maison et doit figurer parmi les tout grands de son catalogue.

C’est en farfouillant dans le rayon littérature belge de mon bouquiniste que me prend l’envie de m’y plonger. D’emblée, une écriture magnétisante me happe. Je comprends après quelques pages que je tiens entre mes mains un texte singulier, un objet littéraire précieux.

Un chien perdu, paniqué et hagard court sans but le long d’une autoroute. Il y a six personnes qui s’arrêtent pour lui porter secours. Six personnes qui n’ont rien en commun. Six personnes qui se livrent.

Un chauffeur de camion trompe son immense solitude en s’inventant une autre vie qu’il se plait à raconter dans le courrier des lecteurs de magazines féminins et dans laquelle femme et enfants attendent impatiemment au foyer ses retours de longs voyages. Un prêtre, au soir d’une longue carrière pleinement consacrée à la foi, au service de ses paroissiens et de Dieu, revient sur le grand bouleversement de sa vie : son amour pour une femme qu’il s’est résolu à ne pas vivre. Il y a aussi un homosexuel rejeté et qui a sombré dans la dépression, une jeune femme au bord de la rupture amoureuse, une mère veuve et sa fille en conflit dans le deuil et la peine.

Le Jour du chien est un texte court, dénué de fioriture, et pourtant si riche qu’en rédiger une critique exhaustive est parfaitement impossible. L’écrivaine parvient à rendre avec une délicate justesse l’effet produit sur ses personnages par un événement aux premiers abords anodin – la vision d’un chien parfaitement inconnu errant sur le bord d’une route – qui devient le phénomène de déclenchement de la réminiscence, grande thématique littéraire s’il en est. Chacun des personnages voit en effet dans l’errance de ce chien le reflet de sa propre errance. Leur mise à nu est sincère, touchante, percutante. Par la puissance de l’écriture de Caroline Lamarche, les voix font intimement écho au vécu du lecteur, et finalement l’engagent à, lui aussi, vivre le « Jour du chien ».

© Éditions de Minuit, 1996 – © Espace Nord, 2012

Disponible chez Point Virgule à Namur:

https://comptoir.librairiepointvirgule.be/livre/9782930646039-le-jour-du-chien-lamarche-c/

Extrait choisi:

Après avoir vu le chien, j’étais si bouleversée que j’ai voulu me livrer tout entière à cette émotion, ou plutôt il m’a semblé que quelque chose d’aussi objectivement banal qu’un amour qui se termine ne pouvait trouver place dans les heures qui suivaient l’atroce course de ce chien. Mon cerveau était en proie à une tempête immense. Il m’a semblé que, si je parvenais à rester seule dans ce tourment en le laissant peu à peu s’épuiser, quelque chose subsisterait qui serait de l’ordre de la révélation. Alors, au lieu de te retrouver au bistrot habituel pour notre rendez-vous de rupture, je suis allée au cinéma. Je n’ai rien compris, le film m’a paru inepte. J’était devant l’écran pour laisser toute sa place à la tempête, pour être dans le noir, tout simplement, entourée de personnes préoccupées d’autre chose que de moi, pour que l’illusion supérieure des images me libère de ton influence, de ton attention de tous les instants à mon égard, de ta pensée qui colonisait insidieusement toutes mes fibres, à toute heure du jour. Je voulais me livrer au pouvoir de ce que le chien avait éveillé en moi, trouver le noyau dur du désespoir qui m’avait saisie, et que, dans un premier temps, j’avais attribué au moment que je vivais, celui d’un amour qui se termine.