Ce classique de la littérature norvégienne, qui n’avait pas encore été traduit en français (comment est-ce possible?), les éditions Zulma ont eu la clairvoyante idée de le faire paraître en cette rentrée d’hiver, dans l’excellente traduction (une véritable prouesse!) de Jean-Baptiste Coursaud. Et pour cause, cette lecture est plus que réjouissante, épatante: elle est salutaire !
Égalie est une société renversée, dans laquelle les hommes (les adolescents, les petits garçons, les bébés garçons) occupent la place et le rôle généralement attribués aux femmes, et les femmes (les adolescentes, les petites filles, les bébés filles) occupent la place et le rôle généralement alloués aux hommes. Et ce système de fonctionnement matriarcal, il est ainsi depuis des siècles et des siècles. Tellement ancré qu’elles sont peu à songer le remettre en question voire à juste le remarquer. Tous nos codes – y compris la langue! – y sont inversés. Le féminin, dans tout ce qu’il constitue, est la norme: tout en Égalie est régi à partir de la femme, de son cycle, de sa teneur, de sa nature. Toujours, le féminin l’emporte. Le sexe masculin, lui, reste tabou, caché, décrié. L’homme, par sa nature plutôt douce et réservée, est destiné à rester au foyer et à s’occuper des enfants. Si d’aventure il amorce une carrière autre que dans le domaine de la puériculture ou du soin à la personne par exemple, il a bien intégré qu’il est vain de trop l’échafauder car sa place est ailleurs. Et pour tout le monde, cela est bien normal. Égalie est par ailleurs une société moderne et florissante, au système social et économique « égalitaire » et dont les citoyennes bénéficient d’instruction et de protection. Une société dans laquelle la question de la lutte des classes, par exemple, se pose à certaines, mobilise même – et ce bien avant la lutte masculiniste, mise au second plan, parfois ridiculisée.
Cela dit, cette lutte masculisniste va peu à peu éclore, prendre forme, se structurer, être conscientisée et idéologisée. Petronius – un jeune homme déterminé qui enfant, rêvait de devenir marine-pêcheuse – s’efforcera de l’incarner et de la proclamer haut et fort, en dépit des terribles barrages qui se dresseront sur son chemin.
Ce roman est génial (je pèse mes mots). Son projet de détournement des genres y est mené à fond, jusqu’au bout. Il permet dès lors de mettre en relief une multitude d’éléments régissant les rapports hommes-femmes si profondément intégrés qu’on les ignorait presque mais qui pourtant, vus sous cet angle, paraissent flagrants. Et on rit! Les Filles d’Égalie s’érige en véritable satire de notre société patriarcale. De manière relevée et intelligente, ce roman s’inscrit dans une mouvance féministe contemporaine incontournable. À chaque page, le lecteur est stupéfait de se rappeler que Gerd Brantenberg l’a fait paraître en… 1977!
Traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud.
© Zulma, janvier 2022.
Disponible chez Point Virgule à Namur :
https://comptoir.librairiepointvirgule.be/livre/9791038700017-les-filles-d-egalie-gerd-brantenberg/
Extrait choisi:
Ils réfléchirent à leur propre impuissance et à leur désespoir face au départ d’Emblavure. Et ils ne pouvaient s’empêcher de penser que s’ils réussissaient à se révolter contre cet état de fait et à cultiver la terre par eux-mêmes, bien que le terrain ne soit pas très grand, pourquoi les hommes d’autrefois n’avaient pas fait comme eux? Pourquoi avaient-ils accepter leur condition sans rechigner?
Car le plus mystérieux dans cette affaire – et le plus incompréhensible à leurs yeux -, c’était que les hommes semblaient dsêtre accommodés de leur situation. Ils avaient accepté la position subalterne à laquelle les femmes les avaient réduits. Ils avaient dû croire que cela faisait partie de l’ordre naturel de l’organisation fumaine. Mais pourquoi y avaient-ils cru? Eux-mêmes n’y croyaient pas à toutes ces couillonnerie! Dès lors, les hommes d’autrefois auraient très bien pu déclarer que c’était aux femmes de s’occuper des enfants et aux hommes de décider… Absolument rien n’était tout à fait en accord avec ce prétendu ordre naturel. Tout n’était qu’une invention des femmes. Une invention systématisée, poursuivant un but unique: assujettir une partie des être fumains pour que l’autre partie de ces êtres fumains puisse prendre du bon temps et vivre au crochet des autres.