Traverser la nuit • Hervé Le Corre

Début 2019, la colère sociale gronde sous des camisoles jaune fluo aux quatre coins de France. Hervé Le Corre plonge son lecteur dans les tréfonds d’une Bordeaux – sa ville – grise et détrempée.

Plusieurs trajectoires s’y entremêlent.

Le commandant Jourdan, de la crim’, est un flic à la dérive. Continuellement confronté à une violence macabre, il est embourbé, mutique, il s’éteint et s’éloigne inexorablement de sa femme et de sa fille. Branché depuis trop longtemps sur une enquête de féminicides, il erre jour et nuit dans les bas-fonds de cette métropole poisseuse, tantôt chasseur de macs, tantôt prédateur de trafiquants et de criminels sordides. Puis un jour, il croise Louise…

Louise est une mère célibataire trentenaire. Fille d’enseignants décédés accidentellement, ancienne toxicomane, elle parvient à joindre les deux bouts en travaillant comme aide-soignante à domicile auprès de personnes âgées dévorées de solitude. Elle élève seule son petit garçon, unique être capable d’enchanter un quotidien rongé par l’angoisse permanente. Louise est harcelée et violentée par son ex. C’est ainsi qu’elle croise Jourdan.

Christian est un homme banal. Élevé dans la fange par une mère abjecte, une rage destructrice et une soif de domination l’habitent.

Chacun d’entre eux traverse sa nuit, glaciale et infinie.

L’écrivain, loin d’être à son coup d’essai, aborde avec beaucoup d’intelligence des sujets graves et brûlants : sexisme, domination masculine, violences conjugales… Son écriture est ciselée, poétique même – comme des faisceaux de beauté au cœur des ténèbres. Mais surtout, la structure psychologique des personnages est d’une telle justesse que leur désarroi retentit en dehors de la lecture ce qui, selon moi, reste l’un des ingrédients premiers d’un grand roman. Voici un polar déroutant, terriblement intense. Pour les amateurs du genre et tous les autres, de l’excellent Le Corre, donc.

© Rivages/Noir, janvier 2021.

Disponible chez Point Virgule à Namur:

https://comptoir.librairiepointvirgule.be/livre/9782743651732-traverser-la-nuit-herve-le-corre/

Extrait choisi:

Dès qu’il entre dans l’immeuble, il semble à Jourdan qu’un voile transparent et impalpable lui tombe dessus, l’enfermant dans cette sorte de silence bourdonnant qui succède à un terrible vacarme. Il salue d’un signe de tête les flicards qui gardent l’entrée et contiennent la petite foule des occupants du squat et s’accroche à la rampe pour se hisser jusqu’au deuxième étage. Il sait à peu près à quoi s’attendre. Il gravit les marches paisiblement, essoufflé, les yeux baissés vers la pierre usée, arrondie par endroits. Il ne veut pas regarder vers le haut, vers le puits de jour qui dispense une lueur livide. Il n’y a rien là-haut vers quoi s’élever.

Dans le couloir où il prend pied, il y a cette fille aux cheveux rouges qui pleure, assise sur une chaise, qui se mouche, tousse et geint parfois. Il y a ce flic debout en face d’elle, adossé au mur, les pouces accrochés dans une attache de son gilet pare-balles et qui regarde au-dessus d’elle le plâtre écaillé puis en l’air, par-dessous la visière de sa casquette, le plafond fissuré parsemé de taches jaunâtres. Il y a cette grande clarté qui coule à flots aveuglants dans le couloir et ces ombres qui viennent parfois danser dans son intransigeante blancheur. Il y a l’odeur qui flottait déjà dans la cage d’escalier, sournoise, d’abord sucrée comme un relent de fruit gâté. Jourdan sait que la puanteur se collera bientôt à lui, même résiduelle, et tapissera ses muqueuses et s’immiscera dans toutes les fibres de ses vêtements.